L’année dernière, il déclarait dans un entretien avec Jean-François

Chaigneau publié dans Paris-Match (1): «La mort, c’est quand même quelque chose de sympathique. Quand vous voyez des gens de quatre-vingt-dix ans complètement gâteux, vous vous dites: « J’espère bien que je n’en arriverai jamais là!» Bernard Buffet n’en arrivera jamais là. Il s’est donné la mort lundi après-midi dans sa propriété de Tourtour, dans le Haut-Var. Son corps a été découvert dans un corridor conduisant à son atelier. La gendarmerie de Salernes s’est rendu au domaine de la Baume, la propriété du peintre, pour établir les circonstances de son suicide. Agé de soixante et onze ans, Buffet était un artiste comblé. Au moins financièrement. Au début des années 90, juste avant la crise qui a secoué le marché, ses oeuvres pouvaient atteindre une cote d’environ cinq millions de francs. Par la suite, suivant les oscillations des enchères, ses tableaux valaient tout de même un bon million de francs. Parler d’argent au moment de sa mort pourrait paraître choquant mais le personnage avait l’habitude de susciter la polémique et il disait de l’argent qu’il en avait suffisamment pour s’arrêter de travailler. Mais Bernard Buffet n’était pas seulement un peintre cher. Il occupait une situation paradoxale dans le paysage artistique français.

Engouement public. Entré à quinze ans à l’Ecole des Beaux-Arts, il expose pour la première fois en 1946 dans une librairie de la rue des Ecoles à Paris. La même année, il présente un Autoportrait au Salon des moins de trente ans. L’année suivante, il est aux Indépendants et au Salon d’automne. Sa carrière est lancée. David lui propose un contrat pour entrer dans sa galerie, la galerie Drouant-David. Les collectionneurs s’intéressent immédiatement à lui, parmi lesquels le docteur Girardin et surtout les Japonais qui vont lui vouer une admiration fidèle. Au pied du Fuji-Yama, à Surugadaira, se tient un musée Buffet qui, grâce aux bons soins d’Okano, de Kiichiro et de son fils Mitsuyoshi, renferme six cents de ses oeuvres. Avec l’argent lui est venue la notoriété mais, à l’inverse de Picasso, l’engouement pour sa peinture n’a jamais été le fait de la critique. Celle-ci s’accorde pudiquement à lui reconnaître un certain talent borné par les années 1948-1950. C’est peu. Cela correspond à la période durant laquelle il a été influencé par le courant misérabiliste lancé par le peintre Francis Gruber au lendemain de la guerre. Plus en amont, on détectera quelques traces d’Ensor dans ces corps décharnés, ces visages émaciés, ces paysages de ruines tirés au cordeau qui vont devenir sa marque de reconnaissance. Très vite, Buffet trouve sa manière dans un agencement de lignes à angles droits, une rigidité cadavérique dans le rendu des figures, une austérité simpliste dans le traitement des fonds avec une prédilection pour les tons froids, voire frigides. Ses natures mortes exacerbent ce maniérisme sans éclat.

Inspiration répétitive. Son trait est sombre, son inspiration répétitive. Ainsi depuis 1958, il expose chaque année, en général en février, dans la galerie Maurice Garnier, à Matignon, dont il est le seul artiste et il y décline un thème spécifique. Dernièrement, il avait opté pour celui des singes. Auparavant, il y avait eu Saint-Pétersbourg, par exemple, mais aussi les clowns, Dante, New York, » La recette ayant fait ses preuves, Buffet n’a pas hésité à l’employer jusqu’à satiété, ce qui explique, entre autres, le peu de curiosité qu’il suscite chez les amateurs d’art. Il faut dire qu’il était un véritable stakhanoviste du pinceau, à raison d’un tableau peint tous les deux jours. Et ce, depuis 1946. Sans parler des dessins, des aquarelles, des lithographies, des illustrations de livres, etc. Cela ne l’empêchait pas de se sentir mésestimé. Il affirmait même être haï des conservateurs et des critiques qui lui auraient reproché de faire toujours la même chose.

Théâtre et opéra. Ce qui n’est pas tout à fait faux. En 1996, Beaubourg organise une exposition consacrée à la peinture des années 50 en l’ignorant totalement. Pour autant, ses oeuvres sont dans les musées, depuis celui de la Ville de Paris jusqu’à ceux de Grenoble et de Villeneuve d’Ascq en passant par » Beaubourg. Il faut pourtant reconnaître que les portraits de Buffet ne dépareraient pas un calendrier. Inutile de ranimer un faux dialogue de vrais sourds. Cette peinture avait son public. Il se vendait chaque année une centaine de Buffet, ce qui permettait à leur auteur de rouler en Rolls, de ne pas regarder à la dépense et de se moquer comme d’une guigne de ce qu’on pensait de lui. Il refusait d’ailleurs d’analyser sa propre peinture, prétendait détester les peintres, l’impressionnisme et l’art abstrait. Dans ces conditions, ce serait lui faire injure que de lui appliquer les critères ordinaires d’évaluation. A quoi sert de dénigrer une fois de plus un art qui ne se soutient que de la ratiocination, qui n’a pour but que de plaire épidermiquement et ne se préoccupe en rien d’inventer ou seulement d’innover? S’il s’agit de saluer le succès, alors autant reconnaître le génie de Buffet qui a su plaire à un vaste public tout au long de sa carrière.

Il s’est aussi exercé à la gravure, ce qui allait bien avec les traits appuyés de ses tableaux, pour illustrer, parmi d’autres, Les Chants de Maldoror de Lautréamont ou la Voix humaine de Jean Cocteau. Il n’est pas sûr que les textes y aient gagné en lisibilité. Le théâtre, la danse et l’opéra ont, eux aussi, eu droit à ses faveurs, notamment pour les costumes et les décors du Rendez-vous manqué de Françoise Sagan, les ballets de Roland Petit ou la Carmen de Bizet.

Maladie de Parkinson. On comprend alors qu’il pouvait affirmer régulièrement être un homme heureux. Dans sa propriété varoise, sa femme Annabel, qu’il a maintes fois peinte, allait voir la mer à Saint-Tropez pendant qu’il peignait inlassablement. Membre de l’Académie des Beaux-Arts, il avait cessé de boire et même de fumer sans pour autant renoncer aux bons petits plats. Atteint de la maladie de Parkinson qui le rendait incapable de continuer à peindre, il s’est enveloppé hier la tête dans un sac en matière plastique. Il est mort étouffé.

(1) Paris-Match du 6 juillet 1998.

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